dimanche 11 décembre 2016

30 ans du Cri du Margouillat




Le Cri du Margouillat 1986-2016 : une histoire de la bande dessinée réunionnaise
(texte de l'exposition à la Cité des Arts, décembre 2016 et janvier 2017)

Avant le Cri
1848 - 1986

La première bande dessinée réunionnaise est une œuvre pionnière de Potémont publiée en 1848, à l’occasion de l’abolition de l’esclavage, dans une revue satirique intitulée La Lanterne magique éditée par Roussin. Elle met en scène la tournée de Sarda Garriga à la Réunion dans une série de vignettes légendées qui s’enchaînent pour constituer un récit dessiné. Le ton y est caustique, ironique, et le dessin rapidement exécuté. Potémont propose aussi dans d’autres numéros de La Lanterne magique de grands dessins humoristiques légendés, parfois en créole.

Roussin qui n’était que l’éditeur de La Lanterne se souviendra de cette étonnante première tentative de BD quand, en 1862, il dessine et publie dans la revue La Semaine une bande dessinée en feuilleton intitulée Voyage de M. Chose dans la mer des Indes mettant en scène de façon burlesque la découverte de La Réunion et de Madagascar par un héros maladroit.

Il faut toutefois attendre les années 1970 pour que d’autres tentatives significatives de bande dessinée naissent à La Réunion. Tout d’abord, Marc Blanchet publie dans le JIR (Journal de l’île de La Réunion) et dans son fanzine 250 francs CFA une série de gags en créole mettant en scène un « petit Blanc des hauts » et son univers rural, dans Gaspard.

À la fin de la décennie, Michel Faure, qui a habité dix ans à Madagascar où il a publié quelques BD, s’installe à La Réunion. Il y rencontre Daniel Vaxelaire avec qui il décide de raconter en deux volumes une histoire du pirate La Buse, prépubliée dans la revue Télé 7 jours Réunion. C’est le premier album de BD édité localement. Michel Faure se lance parallèlement dans une carrière d’auteur professionnel en Métropole (il obtient notamment l’Alfred jeunesse pour L’Étalon noir à Angoulême en 1983) et dessine régulièrement des décors réunionnais dans ses histoires, comme dans Dieu, sa fille et l’homme ou la série Les Pirates de l’océan Indien.

En 1985, Boby Antoir participe à la création d’une revue culturelle, Tatou, dans laquelle il souhaite inclure de la bande dessinée. La revue ne survit pas à son troisième numéro et l’idée de créer un magazine réunionnais intégralement dédié au neuvième art fait son chemin.


Premiers Cris
1986 - 1993

En 1986, au CRAC (Centre régional d’action culturelle) du Jardin de l’État de Saint-Denis, se tient une petite exposition intitulée Rock et BD. S’y retrouvent une quinzaine de lycéens et étudiants dionysiens qui ont en commun la passion du dessin et de la bande dessinée. Boby Antoir lance alors l’idée d’une revue amateur – un fanzine de BD. Le nom est trouvé par Mad, ce sera Le Cri du Margouillat. Le parrain en est Michel Faure. La revue est éditée par une association créée pour l’occasion, Band’Décidée, dont l’objet est de valoriser la lecture et la création de bandes dessinées à La Réunion.

Le premier numéro sort en juillet 1986 – il est tiré à 5000 exemplaires – à l’occasion d’un salon du livre. On y trouve donc essentiellement des bandes dessinées, mais aussi du rédactionnel varié (rubriques pédagogiques, critiques musicales, feuilleton littéraire).

La rédaction du journal s’installe au Grand Marché de Saint-Denis, dans les locaux de la troupe du théâtre Vollard.

Les thèmes abordés par les bandes dessinées publiées sont variés mais on y relève déjà une forte présence de sujets locaux et l’usage du créole. Assez rapidement, la revue décide de s’ouvrir à l’océan Indien, et des auteurs malgaches et mauriciens sont accueillis

En 1991, Mad et Appollo sont les deux premiers auteurs qui parviennent à se faire éditer nationalement, chez Vents d’Ouest. C’est la série Les Aventures de Louis Ferdinand Quincampoix, en trois tomes. Deux ans plus tard, le même Mad, auteur de la couverture du premier Cri du Margouillat, se donne la mort.


Jeumont
1993 - 2000

En 1991, la revue suit le théâtre Vollard qui s’installe dans la friche industrielle de Jeumont à Saint-Denis. Le lieu devient l’épicentre de toute une activité artistique et culturelle dans la capitale réunionnaise et les premières années du site sont marquées par une effervescence créatrice et festive à laquelle Le Cri du Margouillat participe largement.

La revue, maquettée par David Mantaux, prend un aspect plus professionnel, malgré un rythme de parution toujours aléatoire, et accueille des auteurs confirmés ou débutants (Guy Delisle y fait ainsi ses premières armes) de La Réunion et du monde entier qui l’entoure. L’association Band’Décidée organise des stages de BD qui forment de nouveaux jeunes auteurs réunionnais. L’équipe se rend régulièrement (mais non sans mal) à Angoulême où le nom de la revue commence à être connu et reconnu. Une première exposition de planches originales est présentée à Jeumont sous le titre Des Bulles dans l’océan.

Un label d’édition est créé, ironiquement appelé Centre du Monde, partageant les mêmes initiales que Le Cri du Margouillat, et les tout premiers albums de BD réunionnais paraissent : tout d’abord un recueil de strips, Tiburce, dessiné par Tehem, qui rencontre un franc succès populaire, puis La ti Do (Li-An), Cases en tôle (Huo-Chao-Si, Appollo), Le Temps béni des colonies (Hobopok), Retour d’Afrique (Anselme).

Un supplément est encarté à l’intérieur de la revue, Le Marg, qui propose un regard décalé et acide sur l’actualité régionale et nationale. Il est dirigé par André Pangrani qui propose, en 2000, de changer la formule du Cri du Margouillat pour en faire une revue davantage satirique et culturelle.


Le Margouillat
2000 - 2002

Pendant deux années, Le Margouillat succède au Cri du Margouillat, à un rythme de parution beaucoup plus rapide (il est mensuel). C’est un journal de format tabloïd dans lequel la bande dessinée est toujours prépondérante mais qui s’ouvre beaucoup plus largement au rédactionnel : billets d’humeur, actualités passées au crible, longues critiques de bandes dessinées, feuilletons littéraires etc.

Une partie des auteurs historiques a quitté La Réunion et commence une carrière professionnelle en France (Tehem est édité chez Glénat, Ronan Lancelot devient rédacteur en chef de Fluide Glacial).

De nouveaux décès viennent endeuiller l’équipe, celui de Séné, l’auteur de la BD en créole Zistwar plafon, puis celui de Pierre-Louis Mangeard, l’un des principaux rédacteurs de la revue.

Le Margouillat se découvre aussi un cousin en Afrique du Sud, avec la revue Bitterkomix, animée par Conrad Botes et Joe Dog. Les deux revues s’échangent des bandes (c’est ainsi que pour la première fois des BD réunionnaises sont publiées en afrikaans) et les liens se tissent avec le voisin africain comme ils s’étaient tissés dix ans auparavant avec Madagascar.

L’idée germe alors de monter un premier festival à La Réunion, durant lequel la BD réunionnaise accueillerait celle de l’océan Indien ainsi que des auteurs d’Europe : ce sera Cyclone BD. Le festival, porté à bout de bras par André Pangrani, signe aussi la fin du Margouillat en tant que revue : en 2002, un dernier numéro, tiré à 10 000 exemplaires, sort au moment du deuxième tour de l’élection présidentielle. Entièrement engagé contre le vote Le Pen, ce numéro est distribué gratuitement dans toute l’île.


Centre du Monde
2003 - 2010

Après l’ultime numéro du Margouillat, l’association Band’Décidée vit au ralenti. Le festival Cyclone BD devient un rendez-vous régulier et les auteurs du Margouillat connaissent pour beaucoup une carrière nationale : Tehem participe au journal de Zep, Tchô, et publie de nombreux albums chez Glénat, Li-An se lance dans la longue adaptation du Cycle de Tschaï (de Jack Vance) chez Delcourt, Charles Masson fait des romans graphiques chez Casterman, Greg Loyau publie aux Humanoïdes Associés, Shovel chez Delcourt et Appollo et Huo-Chao-Si reçoivent le Grand prix de la critique pour La Grippe coloniale, publiée chez Vents d’Ouest, lors du festival d’Angoulême.

La Réunion fait désormais partie de la géographie mondiale de la bande dessinée et Île Bourbon 1730, de Trondheim et Appollo, est la première BD réunionnaise publiée aux États-Unis.

À La Réunion même, la BD aussi connaît un nouvel essor avec la multiplication des éditeurs : Orphie, Epsilon, Des Bulles dans l’océan publient des albums avec certains auteurs issus du Cri du Margouillat : Fabrice Urbatro, Laurent Maillot, Stéphane Bertaud, Tehem et Hippolyte.


Labo Marg
2010 - 2016

Après la fermeture de Jeumont, l’association Band’Décidée s’installe aux Récréateurs (un bar culturel de Saint-Denis) et, sous l’impulsion de Stéphane Bertaud, retrouve une forme de dynamisme. Un nouveau fanzine voit le jour, Alerte rouge, qui publie de jeunes auteurs issus souvent des écoles d’art de La Réunion. Flo publie enfin un recueil de ses pages, Argt., et Ronan Lancelot dirige une série d’albums collectifs (Marmites créoles, Légendes créoles, Musiques créoles, Chaleurs créoles etc.) pour renouer avec la création locale.

Anselme, l’un des piliers malgaches du Margouillat meurt dans la misère à Tananarive. À la Réunion, une nouvelle génération d’auteurs apparaît : Labo Marg est un recueil qui regroupe uniquement les jeunes auteurs réunionnais, coachés par les anciens.

La période est féconde, les rencontres se multiplient ainsi que les concerts dessinés, les happenings, les stages pour jeunes organisés par Moniri, et l’idée de relancer Le Cri du Margouillat trente ans après son premier numéro fait son chemin. Fabrice Urbatro lance une revue, Babook, à destination des enfants, tandis qu’André Pangrani propose avec Kanyar une revue littéraire réunionnaise ouverte sur le monde. Son décès soudain, en juillet 2016 à Moscou, intervient à quelques mois de la fête des trente ans du Cri du Margouillat, comme un ultime clin d’œil tragique à une histoire de copains lycéens et étudiants de Saint-Denis qui, à la fin des années 80, avaient imaginé la bande dessinée réunionnaise.

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