Le Cri du Margouillat 1986-2016 : une histoire de la bande dessinée réunionnaise
(texte de l'exposition à la Cité des Arts, décembre 2016 et janvier 2017)
Avant le Cri
1848 - 1986
La première bande dessinée réunionnaise est une œuvre pionnière de Potémont publiée en 1848, à
l’occasion de l’abolition de l’esclavage, dans une revue satirique intitulée La
Lanterne magique éditée par Roussin. Elle met en scène la tournée de
Sarda Garriga à la Réunion dans une série de vignettes légendées qui
s’enchaînent pour constituer un récit dessiné. Le ton y est caustique,
ironique, et le dessin rapidement exécuté. Potémont propose aussi dans d’autres
numéros de La Lanterne magique de grands dessins humoristiques légendés,
parfois en créole.
Roussin qui n’était que l’éditeur de La Lanterne se souviendra de
cette étonnante première tentative de BD quand, en 1862, il dessine et publie
dans la revue La Semaine une bande dessinée en feuilleton intitulée Voyage
de M. Chose dans la mer des Indes mettant en scène de façon burlesque la découverte
de La Réunion et de Madagascar par un héros maladroit.
Il faut toutefois attendre les années 1970 pour que d’autres tentatives
significatives de bande dessinée naissent à La Réunion. Tout d’abord, Marc
Blanchet publie dans le JIR (Journal de l’île de La Réunion) et dans
son fanzine 250 francs CFA une série de gags en créole mettant en scène
un « petit Blanc des hauts » et son univers rural, dans Gaspard.
À la fin de la décennie, Michel Faure, qui a habité dix ans à
Madagascar où il a publié quelques BD, s’installe à La Réunion. Il y rencontre Daniel
Vaxelaire avec qui il décide de raconter en deux volumes une histoire du
pirate La Buse, prépubliée dans la revue Télé 7 jours Réunion. C’est le
premier album de BD édité localement. Michel Faure se lance parallèlement dans une
carrière d’auteur professionnel en Métropole (il obtient notamment l’Alfred jeunesse
pour L’Étalon noir à Angoulême en 1983) et dessine régulièrement des
décors réunionnais dans ses histoires, comme dans Dieu, sa fille et l’homme ou
la série Les Pirates de l’océan Indien.
En 1985, Boby Antoir participe à la création d’une revue culturelle,
Tatou, dans laquelle il souhaite inclure de la bande dessinée. La revue
ne survit pas à son troisième numéro et l’idée de créer un magazine réunionnais
intégralement dédié au neuvième art fait son chemin.
Premiers Cris
1986 - 1993
En 1986, au CRAC (Centre régional d’action culturelle) du Jardin de l’État
de Saint-Denis, se tient une petite exposition intitulée Rock et BD. S’y
retrouvent une quinzaine de lycéens et étudiants dionysiens qui ont en commun
la passion du dessin et de la bande dessinée. Boby Antoir lance alors l’idée
d’une revue amateur – un fanzine de BD. Le nom est trouvé par Mad, ce
sera Le Cri du Margouillat. Le parrain en est Michel Faure. La revue est
éditée par une association créée pour l’occasion, Band’Décidée, dont l’objet
est de valoriser la lecture et la création de bandes dessinées à La Réunion.
Le premier numéro sort en juillet 1986 – il est tiré à 5000 exemplaires – à
l’occasion d’un salon du livre. On y trouve donc essentiellement des bandes
dessinées, mais aussi du rédactionnel varié (rubriques pédagogiques, critiques musicales,
feuilleton littéraire).
La rédaction du journal s’installe au Grand Marché de Saint-Denis, dans les
locaux de la troupe du théâtre Vollard.
Les thèmes abordés par les bandes dessinées publiées sont variés mais on y relève
déjà une forte présence de sujets locaux et l’usage du créole. Assez
rapidement, la revue décide de s’ouvrir à l’océan Indien, et des auteurs malgaches
et mauriciens sont accueillis
En 1991, Mad et Appollo sont les deux premiers auteurs qui
parviennent à se faire éditer nationalement, chez Vents d’Ouest. C’est la série
Les Aventures de Louis Ferdinand Quincampoix, en trois tomes. Deux ans
plus tard, le même Mad, auteur de la couverture du premier Cri du
Margouillat, se donne la mort.
Jeumont
1993 - 2000
En 1991, la revue suit le théâtre Vollard qui s’installe dans la friche
industrielle de Jeumont à Saint-Denis. Le lieu devient l’épicentre de toute une
activité artistique et culturelle dans la capitale réunionnaise et les
premières années du site sont marquées par une effervescence créatrice et
festive à laquelle Le Cri du Margouillat participe largement.
La revue, maquettée par David Mantaux, prend un aspect plus
professionnel, malgré un rythme de parution toujours aléatoire, et accueille
des auteurs confirmés ou débutants (Guy Delisle y fait ainsi ses premières
armes) de La Réunion et du monde entier qui l’entoure. L’association Band’Décidée
organise des stages de BD qui forment de nouveaux jeunes auteurs réunionnais.
L’équipe se rend régulièrement (mais non sans mal) à Angoulême où le nom de la
revue commence à être connu et reconnu. Une première exposition de planches
originales est présentée à Jeumont sous le titre Des Bulles dans l’océan.
Un label d’édition est créé, ironiquement appelé Centre du Monde, partageant
les mêmes initiales que Le Cri du Margouillat, et les tout premiers
albums de BD réunionnais paraissent : tout d’abord un recueil de strips, Tiburce,
dessiné par Tehem, qui rencontre un franc succès populaire, puis La
ti Do (Li-An), Cases en tôle (Huo-Chao-Si, Appollo), Le
Temps béni des colonies (Hobopok), Retour d’Afrique (Anselme).
Un supplément est encarté à l’intérieur de la revue, Le Marg, qui
propose un regard décalé et acide sur l’actualité régionale et nationale. Il
est dirigé par André Pangrani qui propose, en 2000, de changer la
formule du Cri du Margouillat pour en faire une revue davantage
satirique et culturelle.
Le Margouillat
2000 - 2002
Pendant deux années, Le Margouillat succède au Cri du Margouillat,
à un rythme de parution beaucoup plus rapide (il est mensuel). C’est un journal
de format tabloïd dans lequel la bande dessinée est toujours prépondérante mais
qui s’ouvre beaucoup plus largement au rédactionnel : billets d’humeur,
actualités passées au crible, longues critiques de bandes dessinées,
feuilletons littéraires etc.
Une partie des auteurs historiques a quitté La Réunion et commence une
carrière professionnelle en France (Tehem est édité chez Glénat, Ronan
Lancelot devient rédacteur en chef de Fluide Glacial).
De nouveaux décès viennent endeuiller l’équipe, celui de Séné,
l’auteur de la BD en créole Zistwar plafon, puis celui de Pierre-Louis
Mangeard, l’un des principaux rédacteurs de la revue.
Le Margouillat se
découvre aussi un cousin en Afrique du Sud, avec la revue Bitterkomix,
animée par Conrad Botes et Joe Dog. Les deux revues s’échangent des
bandes (c’est ainsi que pour la première fois des BD réunionnaises sont
publiées en afrikaans) et les liens se tissent avec le voisin africain comme
ils s’étaient tissés dix ans auparavant avec Madagascar.
L’idée germe alors de monter un premier festival à La Réunion, durant
lequel la BD réunionnaise accueillerait celle de l’océan Indien ainsi que des
auteurs d’Europe : ce sera Cyclone BD. Le festival, porté à bout de bras par André
Pangrani, signe aussi la fin du Margouillat en tant que revue : en 2002,
un dernier numéro, tiré à 10 000 exemplaires, sort au moment du deuxième tour
de l’élection présidentielle. Entièrement engagé contre le vote Le Pen, ce
numéro est distribué gratuitement dans toute l’île.
Centre du Monde
2003 - 2010
Après l’ultime numéro du Margouillat, l’association Band’Décidée vit
au ralenti. Le festival Cyclone BD devient un rendez-vous régulier et les
auteurs du Margouillat connaissent pour beaucoup une carrière nationale
: Tehem participe au journal de Zep, Tchô, et publie de nombreux albums
chez Glénat, Li-An se lance dans la longue adaptation du Cycle de Tschaï (de
Jack Vance) chez Delcourt, Charles Masson fait des romans graphiques chez
Casterman, Greg Loyau publie aux Humanoïdes Associés, Shovel chez
Delcourt et Appollo et Huo-Chao-Si reçoivent le Grand prix de la critique pour La
Grippe coloniale, publiée chez Vents d’Ouest, lors du festival d’Angoulême.
La Réunion fait désormais partie de la géographie mondiale de la bande dessinée
et Île Bourbon 1730, de Trondheim et Appollo, est la première BD
réunionnaise publiée aux États-Unis.
À La Réunion même, la BD aussi connaît un nouvel essor avec la
multiplication des éditeurs : Orphie, Epsilon, Des Bulles dans l’océan publient
des albums avec certains auteurs issus du Cri du Margouillat : Fabrice
Urbatro, Laurent Maillot, Stéphane Bertaud, Tehem et Hippolyte.
Labo Marg
2010 - 2016
Après la fermeture de Jeumont, l’association Band’Décidée s’installe aux Récréateurs
(un bar culturel de Saint-Denis) et, sous l’impulsion de Stéphane Bertaud,
retrouve une forme de dynamisme. Un nouveau fanzine voit le jour, Alerte
rouge, qui publie de jeunes auteurs issus souvent des écoles d’art de La
Réunion. Flo publie enfin un recueil de ses pages, Argt., et
Ronan Lancelot dirige une série d’albums collectifs (Marmites créoles, Légendes
créoles, Musiques créoles, Chaleurs créoles etc.) pour
renouer avec la création locale.
Anselme, l’un des piliers malgaches du Margouillat meurt dans la
misère à Tananarive. À la Réunion, une nouvelle génération d’auteurs apparaît :
Labo Marg est un recueil qui regroupe uniquement les jeunes auteurs
réunionnais, coachés par les anciens.
La période est féconde, les rencontres se multiplient ainsi que les
concerts dessinés, les happenings, les stages pour jeunes organisés par Moniri,
et l’idée de relancer Le Cri du Margouillat trente ans après son premier
numéro fait son chemin. Fabrice Urbatro lance une revue, Babook, à
destination des enfants, tandis qu’André Pangrani propose avec Kanyar une
revue littéraire réunionnaise ouverte sur le monde. Son décès soudain, en
juillet 2016 à Moscou, intervient à quelques mois de la fête des trente ans du Cri
du Margouillat, comme un ultime clin d’œil tragique à une histoire de copains lycéens et étudiants
de Saint-Denis qui, à la fin des années 80, avaient imaginé la bande dessinée
réunionnaise.
Ohhhh…
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